Yucef
Merhi
Poetic
Dialogues
Mars
2002
Par Patrick
Lafond
Trois
visages occupent l'espace de la page et font entendre une parole fracturée
et réorganisée par le hasard.
On
appuie sur le bouton, l'écran de gauche s'anime et la première
séquence commence. Une personne, captée par une caméra
vidéo, nous regarde et s'adresse à nous; elle articule à
voix haute un vers et, pour le moment, on pourrait croire qu'il s'agit
d'un énoncé autonome. Mais une fois la séquence terminée,
l'écran du centre se dégèle. Une autre personne scande
ce qui devient manifestement la suite du premier vers. Puis l'instantané
vidéo continue sur le troisième écran. Là l'action
n'est pas différente: une personne prend la parole, toujours en
nous destinant son dire par un regard soutenu. La page redevient fixe et
il faudra appuyer sur le bouton pour déclencher un nouvel instantané
vidéo, qui sera également constitué de trois séquences
pour un poème.
Chaque
poème est le résultat d'un processus aléatoire. En
effet, toutes les séquences d'un écran peuvent être
combinées, selon un choix effectué par le programme informatique,
avec toutes les séquences des autres écrans. Il y a trois
séries de séquences, chacune étant circonscrite à
une position parmi les trois positions possibles. Évidemment, l'auteur
ne peut pas mettre des mots ensembles n'importe comment et dire : voici
une phrase, poétique ou non. Aussi la succession des séquences
a-t-elle un ordre qui ne varie pas; les poèmes comportent une protase
en introduction et sont clos par une apodose, et le relais des récitations
se fait toujours, sur la page, de gauche à droite.
Le
mode aléatoire de la production des poèmes constitue l'une
des principales tensions de l'oeuvre. Les autres tensions résident
dans la poésie comme telle et dans la fragmentation de l'espace
et de la parole.
Aucun
travail n'a été fait sur les composantes visuelles de Poetic
Dialogues. Les personnes ont été filmés simplement
et leur jeu n'a pas été dirigé. La mise en scène
est, à proprement parler, inexistante. La présentation sur
la page, par le dénuement du style et par la restriction des moyens,
ne produit aucun gain de signification aux poèmes. Les moyens servent
uniquement à véhiculer les vers. L'aspect visuel de l'oeuvre
est donc partiellement subordonné au dire.
Partiellement,
car Poetic Dialogues est aussi une série de portraits instantanés,
naturalistes et sobres. Une galerie, un poste d'observation sur des gens
inconnus, pris tels qu'ils sont dans leur quotidien. Il n'y a pas de hiérarchie
dans leur apparition, et leur subjectivité est effacée au
profit du dire.
Par
ailleurs, s'il y a de la musique dans cette oeuvre, c'est dans le timbre
des voix, dans le débit des déclamations et, partant, dans
la prosodie des vers, perçue en tant que «musicalité».
Pour être réceptif à l'élément accoustique
d'une telle oeuvre qui ne comporte ni musique ni travail sur le son, nous
devons nous soumettre à une vision du monde où tout est ramené
à un seul et même plan. Dans une notice servant d'introduction
à son travail, l'artiste s'explique: «I believe that poetry
transforms objects into art, in the same way that it converts noise into
music [Je crois que la poésie transforme les objets en art, de la
même manière qu'elle change le bruit en musique].» Ce
serait donc ici le «bruit» des déclamations qui, par
la poésie inhérentes aux déclamations, se donnerait
et devrait être pris pour de la musique.
Enfin,
si ce travail oulipien peut être qualifié de ludique - les
combinaisons sont fortuites, l'auteur affirme que la poésie fait
un bon tableau de tout objet -, il faut entendre les poèmes pour
voir en quoi ce travail renferme surtout les images d'une dissolution générale.